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23 septembre 2013 1 23 /09 /septembre /2013 14:15

EUGENE BERSIER

SERMONS CHOISIS

 

La royauté de Jésus-Christ

 

« Alors Pilate dit à Jésus-Christ : « Tu es donc roi ? » Jésus répondit : « Tu l’as dit, je suis roi »

Jean 18, 37

 

Mes frères,

L’histoire ne nous a pas conservé de dialogue plus émouvant que ces deux courtes paroles qui furent échangées le jour du vendredi saint, au prétoire romain de Jérusalem, entre Pilate et Jésus-Christ.

Il plut à Dieu qu’en ce jour-là deux pouvoirs se rencontrassent : d’un côté, le représentant de la puissance la plus formidable qui eût jamais pesé sur la terre, un proconsul de la Rome impériale ; de l’autre, un accusé fléchissant sous les opprobres et succombant sous sa faiblesse, ce Galiléen misérable qu’on appelait Jésus de Nazareth : deux royautés en présence, l’une visible, l’autre spirituelle, l’une de la terre, l’autre des âmes, l’une de l’heure présente, l’autre de l’avenir et de l’éternité.

Nous désirons, avec l’aide de Dieu, mes frères, étudier la réponse de Jésus au proconsul romain. Dans ce but, nous rechercherons d’abord quel est le sens de la prétention qu’exprime le Christ par ces mots : Je suis roi. Nous ferons voir ensuite comment cette prétention s’est accomplie à travers les âges et comment elle se réalise encore aujourd'hui.

 

Des hommes, des esprits généreux, qui tiennent à demeurer chrétiens, et dont la sincérité ne fait d’ailleurs pour nous l’objet d’aucun doute, ont cru qu’ils rendraient le christianisme plus acceptable à nos contemporains, s’ils parvenaient à le faire rentrer dans les proportions d’un fait historique produit par la conscience religieuse de l’humanité, et que la figure de Jésus-Christ attirerait d’autant mieux les respects et la sympathie qu’elle se présenterait moins dans l’éblouissement d’une origine et d’un pouvoir surnaturels.

« Laissez, nous ont-ils dit, tous ces récits merveilleux dont la critique moderne a fait justice et qui répugnent, du reste, à notre raison formée par les méthodes sévères des sciences positives. Ne présentez plus Jésus-Christ tel qu’il vous apparaît transformé par l’enthousiasme de ses disciples, élevé par eux à la droite du Père et participant à l’adoration qui n’appartient qu’à Dieu seul. Qu’y perdrez-vous, d’ailleurs ? Il restera au Christ la gloire unique d’avoir été le plus grand des prophètes, le prédicateur de la religion de l’esprit, l’initiateur de la paternité divine et de la fraternité humaine. Seul parmi les enfants des hommes, il a senti battre en son cœur la certitude de la filiation divine, il a donné à Dieu son vrai nom, celui de Père, il a rétabli entre l’homme et Dieu la relation vraie qui produit dans nos âmes la foi confiante et l’amour. C’est par là qu'il sera toujours à nos yeux le Maitre et le modèle. Dans les incomparables préceptes du Sermon sur la montagne, dans ses sublimes paraboles, dans le spectacle de ses souffrances et de sa mort, il nous montrera ce qu’est la vie humaine lorsque l’amour divin la pénètre, et cet exemple sera d’autant plus contagieux que le Christ, redevenu vraiment notre frère, ne nous apparaîtra plus dans la lumière diaphane d’un crépuscule légendaire, et que nous verrons en lui un fils de l’homme, sujet aux mêmes tentations que nous, et conquérant, par ses luttes morales vaillamment supportées, son titre et sa dignité de Fils de Dieu »

Voilà, mes frères, un langage que nous avons tous entendu et qui, énoncé par des lèvres sincères, ne nous a jamais laissés indifférents ; car dans une époque troublée comme la nôtre, où tant d’esprits se détournent avec un froid dédain de toute espérance éternelle, c’est quelque chose encore, c’est beaucoup que de reconnaître en Jésus-Christ l’initiateur de la vérité religieuse. Aussi, à ceux qui parlent ainsi, nous ne répondrons jamais avec l’accent satisfait et les affirmations sentencieuses d’une orthodoxie qui se croit infaillible ; mais on conviendra que nous serions des aveugles, si nous n’apercevions pas l’immense portée des concessions qu’ils nous demandent. Il s’agit au fond de savoir si le christianisme est un don de Dieu fait à l’humanité, ou s’il n’est que le suprême effort de la conscience humaine. Au lieu de voir en Jésus-Christ, avec l’Eglise entière, la divinité se révélant dans un homme, on nous demande de voir en lui l’humanité divinisée parce qu’elle est arrivée pour la première fois par lui à la pleine possession du divin. Eh bien ! à ceux qui croient qu’à ce prix ils pourront sauver la cause chrétienne, nous dirons, avec l’ardeur d’une conviction profonde, d’abord que leur illusion est énorme, et ensuite que le Christ ramené à des proportions tout humaines est un être bien autrement incompréhensible que le nôtre, dont ils ne veulent plus.

J’ai dit leur illusion, et je m’explique. Ils ont cru, n’est-ce pas, que l’Evangile, dépouillé de tout élément surnaturel, réduit aux simples proportions d’une vie morale, dont le Sermon sur la montagne serait le code éternel, s’imposerait désormais aux consciences et ne soulèverait contre lui aucune révolte de la raison ? Or, j’en appelle à tous ceux de mes auditeurs qui observent de près le mouvement de la pensée contemporaine, est-il vrai que leurs espérances se réalisent à un degré quelconque ? Où sont-ils les prosélytes gagnés à ce nouvel évangile ? où sont-ils les esprits qu’il satisfait au point de les retenir et de leur donner la paix de l’intelligence et du cœur ? Savez-vous ce que, moi, j’observe aujourd'hui ? C’est que ce qu’on attaque le plus sévèrement, le plus dédaigneusement, à cette heure, c’est précisément toute la conception de la morale dont le Sermon sur la montagne est à nos yeux l’expression sublime et populaire. Demandez à nos positivistes, je ne dis pas seulement à ceux qui, dans le silence de l’étude, poursuivent avec une inexorable logique les dernières conséquences de leur système, je dis aux tribuns populaires, à ceux dont j’entendais récemment la parole accueillie par les applaudissements frénétiques de nos ouvriers parisiens, demandez-leur ce qu’ils pensent d’un Dieu Providence, qui nourrit les oiseaux de l’air et revêt les lis des champs, qui compte les cheveux de nos têts et que l’on doit prier avec la naïve confiance d’un cœur d’enfant. Demandez-leur ce qu’ils pensent des béatitudes, demandez à ces apôtres de la rédemption de l’humanité par la science quelle idée ils se font des promesses adressées aux pauvres en esprit ; demandez à ces politiques de quel œil ils voient le triomphe que le Christ annonce aux débonnaires ; demandez à ces réformateurs sociaux quel jugement ils portent sur la compensation éternelle assurée aux affligés et aux persécutés, et, quand vous aurez recueilli leurs réponses toutes frémissantes de mépris et de colère, vous viendrez nous dire s’il suffit d’avoir abandonné la folie de la croix et le christianisme surnaturel pour gagner à l’Evangile les générations de l’avenir.

J’ai donc le droit de dire que l’illusion de ceux que je combats est profonde. J’ajoute (et ceci me ramène aux paroles de mon texte)que le Christ qu’ils nous présentent est un Christ imaginaire que l’histoire ne connait pas. En effet, quand on veut savoir ce qu’a été Jésus-Christ, il y a quelqu’un qu’il faut interroger avant tous les autres, c’est Jésus-Christ lui-même ! Eh bien ! nous allons entendre son témoignage. Recueillons-le, mes frères, et, de crainte d’accorder trop à l’enthousiasme de ses disciples, ne consultons, si vous le voulez, ni saint Paul, dont les lettres, cependant, d’une authenticité incontestée, sont les plus anciens documents historiques du christianisme primitif, ni saint Jean ou son école, dont la pensée mystique a, dit-on, idéalisé Jésus ; tenons-nous en à ces trois premiers évangiles qui sont l’écho fidèle du ministère du Christ en Galilée et de son épilogue sanglant à Jérusalem. Vous les savez par cœur, mes frères ; or, j’en appelle chez vous à cette impression première que n’a altérée encore aucune analyse critique. Est-il vrai que le Christ tel qu’il nous y apparaît ne soit qu’un humble Israélite parvenant, à travers les luttes morales de la vie et par l’étude des anciens prophètes, à sentir vivrer pour la première fois dans son cœur la certitude de la paternité divine et de la fraternité humaine, et fondant ainsi, par l’effort spontané de son génie, cette réalité magnifique qui s’appelle e Royaume de Dieu ? Je ne préjuge pas votre réponse, mais voici la mienne. A mes yeux, le Christ de Matthieu, de Marc, de Luc, comme celui de Paul, comme celui de Jean, est un Etre qui, dès qu’il paraît, agit et parle en roi. C’est là ce que je veux vous montrer.

Délimitons notre sujet. Le domaine dans lequel se meut Jésus-Christ est un domaine exclusivement religieux ; dans tout ce qu’il enseigne et dans tout ce qu’il fait, il ne s’occupe que des rapports de l’homme avec Dieu, et de l’homme avec l’homme. il ne touche ni aux questions sociales, ni aux questions politiques. Jamais il ne s’engage dans cette région des choses terrestres et transitoires, ou des vérités scientifiques que Dieu a livrées à la libre investigation des hommes. Et (pour le dire en passant) c’est parce que l’Evangile n’a contracté aucune alliance avec les puissances de cet ordre, c’est parce qu’il n’a épousé aucune politique, aucun système social, aucune cosmogonie, aucune philosophie, qu'il prouve qu’il s’adresse à l’homme lui-même dans ce que l’homme a de central et d’essentiel, qu’il peut s’adapter à tous les temps et à toutes les races, qu’il est universel et qu’il est toujours actuel. Quand donc j’affirme que Jésus-Christ a prétendu à la royauté, il s’agit d’une royauté qui n’est ni de l’ordre temporel, ni de l’ordre intellectuel ; il faut, comme le dit Pascal dans une page sublime, nous élever à une sphère plus haute que celle des Alexandre et des Archimède, il faut nous placer sur le terrain moral et religieux. C’est là que Jésus-Christ m’apparaît comme un roi.

Il l’est, dans la manière dont il enseigne les intelligences, dont il juge les consciences, dont il se pose en maître des cœurs ; il l’est enfin dans l’exercice du pouvoir surnaturel qu’il prétend posséder. C’est sous ces quatre aspects que nous allons l’étudier.

 

1

Ecoutez-le tout d’abord quand il enseigne. Comparez son attitude à celle des philosophes, des plus grands de tous, de Socrate par exemple. on connait le fameux parallèle de Socrate et Jésus-Christ qu’a tracé Jean-Jacques Rousseau. Sur un point, ce parallèle est erroné : la mort de Jésus n’a pas été plus calme que celle du sage d’Athènes ; ce n’est pas de sérénité qu’on peut parler devant la croix du Calvaire sur laquelle a retenti l’Eli sabachtani qui échappe au Rédempteur expirant. Ayons le courage de le dire : la mort de Jésus a été une mort pleine d’angoisse ; mais c’est cette angoisse même qui en fait pour tous les croyants une source éternelle d’ineffable paix. a cet égard donc, la comparaison faite par Rousseau est impossible. Mais, entre l’enseignement de Socrate et celui de Jésus-Christ, combien elle reste saisissante ! Socrate est un homme qui a mesuré son ignorance, et qui, avec la candeur d’une conscience droite et d’un bon sens élevé jusqu’au génie, essaie de découvrir la loi de sa destinée. Pour cela, que fait-il ? Il observe, il analyse les actions humaines et les mobiles qui les inspirent. Sous les raisonnements des sophistes, il cherche les vraies lois morales, il réunit ces matériaux sur lesquels la synthèse puissante de son disciple Platon va élever une philosophie admirable, mais pleine d’hypothèses subtiles, de conjectures ingénieuses, de fantaisies bizarres, et qui n’est après tout que le plus sublime effort de la curiosité humaine cherchant à sonder l’infini.

Après Socrate, écoutez Jésus-Christ. Où est chez lui l’effort de la raison qui cherche ? A quel signe reconnaissez-vous, dans son langage, le travail de l’intelligence arrivant à saisir la vérité ? Où sont les hésitations, les conjectures, les angoisses, les doutes qui accompagnent chez l’homme l’enfantement des convictions profondes, et qui apparaissent en raison même de l’intensité de ces convictions ?  Dès ses premiers pas, Jésus affirme ; jamais sa parole ne monte de la terre comme l’élaboration suprême d’une âme sainte en travail ; toujours elle descend d’en haut avec l’autorité d’une révélation. C’est cet accent d’autorité qui frappa la foule sur la montagne des béatitudes et qui reste à travers les siècles son caractère distinctif et souverain. Qu’il s’agisse de Dieu, de sa nature, de sa sainteté, de sa miséricorde, du vrai culte qui doit lui être rendu, qu’il s’agisse de l’homme, de la valeur éternelle de chaque âme, de l’obéissance intérieure et spirituelle, de la loi de justice et de charité qui doit relier entre eux tous les êtres, qu'il s’agisse de notre destinée immortelle, de la vie à venir et du jugement suprême, Jésus parle en maître, et sur chacun de ces sujets il dit le mot vrai et définitif qui va réveiller un écho au fond de la conscience humaine dans tous les temps, chez toutes les races et sur tous les points de la terre.

On nous répondra sans doute que sur les lèvres d’un fils d’Israël cet accent d’autorité n’a rien d’étrange, et qu’à cette race formée par la loi et par les prophètes, il ne faut pas demander le langage de la philosophie ni les procédés de la dialectique qu’elle n’a jamais connus. Admettons ce que cette remarque a de légitime et comparons Jésus, quand il enseigne, non pas au plus grand des Grecs, mais à un autre fils d’Israël, que nous tenons, nous, chrétiens, pour inspiré, et qui a cru avec une énergie sans pareille à sa propre inspiration, à ce disciple de la loi et des prophètes qui s’appelait Saul de Tarse. Si jamais homme a été convaincu de sa mission divine, si jamais homme a mis au service de sa foi une âme ardente et sincère, c’est bien celui-là ; son action a été telle qu’on a prétendu aujourd'hui lui donner cette gloire qui, à ses yeux, eût été un blasphème, d’avoir été le vrai fondateur du christianisme. Eh bien ! c’est quand on le compare à son Maître, que l’on mesure toute la distance qui sépare Celui qui a possédé la vérité au point de dire : « Je suis la vérité », de celui qui a été possédé par elle au point d’en devenir le plus ardent apôtre.

Oui, c’est chez Paul que nous pouvons étudier ce travail intérieur, ces angoisses, ce drame spirituel, que je cherche vainement chez Jésus ; lisez ces lettres dont le style si original, si personnel et si vivant, garantit à jamais l’authenticité. Sous ce style heurté, frémissant, parfois incorrect, sous ces phrases tourmentées, sous ce langage qui éclate comme un vase impuissant à contenir un vin nouveau qui bouillonne et déborde, je sens une âme inspirée, mais une âme d’homme après tout, qui s’efforce de raconter dans sa langue les choses magnifiques de Dieu. Certes,  je m’incline devant l’apôtre, je reconnais dans ses paroles le message d’un témoin fidèle de l’Evangile ; mais avec l’apôtre lui-même je m’incline devant Celui que Paul appelle son Seigneur et son Maître ; devant Celui qui oppose à la loi ancienne son autorité souveraine, qui  parle du ciel comme un Fils parlerait de la maison de son Père, qui dit : « Nul ne connaît le Père que le Fils », qui affirme que les cieux et la terre passeront, mais que ses paroles ne passeront point ; devant Celui enfin qui, dans l’ordre de la révélation religieuse, parle toujours et agit en roi.

 

2

 

Cette royauté qui me frappe en Jésus-Christ lorsqu’il révèle la vérité religieuse, je le retrouve, en second lieu, dans l’attitude qu’il prend vis-à-vis des consciences dont il se proclame partout le Maître et le Juge.

Considérez un moment à ce point de vue la thèse que je combats. On nous dit que Jésus, simple fils de la Galilée, a, par ses expériences et ses luttes, conquis peu à peu la possession de la paix intérieure et de la vérité religieuse dont il a été l’initiateur, le témoin et le martyr ; on nous dit que c’est en l’envisageant ainsi, en dehors de toute préoccupation surnaturelle, qu’on peut le mieux le comprendre et l’aimer. Il encore, interrogeons Jésus-Christ, et voyons quelle est l’impression vraie qu’il produit sur nos âmes.

Nous sommes tous d’accord sur un point, c’est que la loi morale prêchée par lui est la plus spirituelle et la plus sainte que le monde eût encore entendue. Elle ne juge pas seulement les paroles ou les actes, elle atteint le sentiment même dans ses intimes profondeurs ; c’est une lumière inexorable qui pénètre dans les derniers replis des cœurs ; elle voit le meurtre non pas seulement dans l’acte, mais dans la haine, que dis-je ? dans l’égoïsme qui laisse mourir celui que l’on pourrait sauver ; elle découvre l’adultère dans un regard impur, elle ordonne une sainteté et une justice dont Dieu puisse être le témoin secret. Elle ne commande pas seulement l’abstention du mal, ms l’accomplissement du bien, non pas dans son accomplissement extérieur seulement, mais la consécration complète de l’être intérieur, l’obéissance absolue à ces deux commandements : « Tu aimeras Dieu de toutes les puissances de ton être, tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Elle dit aux hommes : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Or, je supplie ceux qui m’écoutent de faire ici deux choses : un effort suprême de sincérité et un retour sur eux-mêmes. Vous croyez, n’est-ce pas ?  que cette loi que le Christ prêche est la vraie ; votre conscience en la contemplant frémit d’un assentiment sublime ; vous comprenez que, si Dieu a révélé aux hommes la loi de leur destinée, c’est ainsi qu’il a dû leur parler. Si, du haut de cette chaire, j’allais diminuer cette loi pour la mettre à votre portée ; si je vous disais que Dieu se contente d’une demi-pureté, d’une honnêteté selon les formules du code, d’un amour et d’un dévouement mesurés sur les exigences de notre égoïsme ; si je vous disais qu’on peut le satisfaire avec cette morale mondaine, avec ces vertus d’apparat, espèce de fausse monnaie courante que nous échangeons tous sans avoir d’illusion sur sa valeur, vous jugeriez sans doute que de telles déclarations peuvent procurer à un prédicateur une popularité facile, mais vous les accueilleriez avec un secret mépris, et les plus vicieux, d’accord sur ce point avec vous, diraient que je trahis mon mandat. Ainsi, pas d’hésitation ! A notre conscience il ne faut pas moins que la loi spirituelle et sainte que le Christ proclame. Et, cependant, cette loi, qui de nous l’a accomplie ? Qui de nous peut l’accomplir ? Quel est l’homme dans cette assemblée qui soit resté pur, je ne dis pas seulement dans ses actes, je dis dans les pensées de son cœur ? Et nos actes eux-mêmes, quel est celui d’entre nous qui voudrait qu’ils apparussent au grand jour ? Quel  est l’homme qui n’a été épouvanté parfois en voyant ce qu’un cœur peut abriter de souillures, de petites perfidies, d’orgueil, de haine, de lâcheté ?

Ah ! pharisiens que nous sommes, qui marchons le front haut devant nos semblables et qui recueillons souvent leurs éloges, ,s sommes-nous demandé ce que nous deviendrions si notre vie cachée apparaissait dans une inexorable lumière aux yeux de nos semblables, et si ceux-ci nous jugeaient d’après les maximes que nous professons tous les jours ? Voilà ce que confessent avec angoisse tous les hommes qui ne veulent ni s’aveugler sur eux-mêmes, ni renier la loi de perfection. Et ce st les meilleurs qui le diront dans cet auditoire. Tandis que les âmes mondaines, frivoles ou engagées dans la servitude d’une passion coupable, sortiront d’ici en disant que nous exagérons, que nous calomnions la nature humaine, celles-là s’accuseront les premières qui accomplissent dans le silence les œuvres de la sanctification cachée et de la charité. Toujours il en a été ainsi. Si vous voulez recueillir les aveux les plus poignants, la confession la plus émue et la plus douloureuse de la lumière humaine, c’est aux âmes d’élite qu’il faut les demander ; le même regard qui leur fait entrevoir les cimes immaculées de la perfection morale, leur révèle la profondeur de l’abîme qui les en sépare encore : témoin, entre mille autres, ce saint Paul que je citais tout à l’heure, l’une des âmes à coup sûr les plus vaillantes, les plus saintes, les plus aimantes que le monde ait jamais connues, et qui, dans la description saisissante qu’il fait de ses luttes intérieures entre la loi de l’esprit et la loi du péché, laisse échapper ce cri d’angoisse : « Misérable que je suis ! Qui me délivrera de ce cadavre ? »

Maintenant, examinez le phénomène en face duquel nous sommes placés. Voici devant nous un Etre qui, sans une hésitation, sans une recherche, sans un doute, annonce aux hommes cette loi de la perfection, qui, depuis sa venue, ne peut plus être reniée par la conscience humaine. Cet homme, en la prêchant, a le sentiment absolu de l’avoir toujours accomplie. Lui qui arrache à l’humanité l’aveu de sa misère et qui trouble les consciences jusque-là les plus paisibles, il n’a jamais confessé ses péchés, il n’a jamais laissé échapper un remords, un cri de repentir, ou l’aveu d’un regret. Pas une ride, même la plus légère, n’a effleuré la surface de sa propre conscience. Il s’est cru saint, absolument saint, et ses disciples, témoins de sa vie intime, l’ont appelé le Saint et le Juste. Dans les récits qu’ils nous ont laissés de son ministère, récits dont le style simple, naïf et sans apprêt, montre assez qu’ils n’ont pas obéi, en les écrivant, à un plan préconçu, il se trouve qu’ils ont retracé une vie dans laquelle l’œil pénétrant de la critique n’a pu découvrir, je ne pas aucun crime, je dis aucune faute, aucune défaillance, aucune faiblesse, aucun trait vulgaire. Tous les actes, toutes les pensées, tous les sentiments de cet homme ont été la réalisation constante de la loi idéale d’amour et de sainteté. Non seulement cet Etre affirme sa perfection, mais, dès qu’il paraît, il s’érige en maître absolu des consciences ; il lie et il délie, il renvoie les pécheurs absous par une sentence souveraine, il sauve ou il condamne ; c’est devant son tribunal que toutes les âmes devront comparaître un jour, et il suffira qu’il leur dise : « Je ne vous ai jamais connues », pour que ce mot décide de leur avenir éternel.

Voilà bien, n’est-ce pas ? le vrai Christ, non pas seulement celui de Paul et de Jean, mais celui des trois premiers évangiles, des documents les plus authentiques et les plus incontestés. Eh bien ! que devient devant cette figure la théorie du jeune Galiléen arrivant, par un lent travail intérieur, à posséder la paix, le pardon, le sentiment de l’adoption et de la filiation divine ? S’il n’est qu’un homme, qu’on me dise comment il a conquis la paix morale, qu’on me montre les traces de ces luttes intérieures qui ont dû accompagner chez lui l’enfantement douloureux de sa parfaite sainteté ! Qu’on m’explique ce rôle de Juge et de Maître, prononçant sur tous les hommes une sentence suprême dont l’éternité verra l’accomplissement ! Mes frères, depuis dix-huit siècles, la conscience chrétienne a résolu cette question, et l’on ne réformera plus son verdict.  Elle a senti qu’il y avait là une sainteté et une autorité qui ne venaient pas de la terre, elle a salué dans le Christ son prophète et son roi.

 

3

 

Cette royauté qui nous a frappés dans la manière dont il révèle la vérité, et dont il juge les consciences, m’apparaît en troisième lieu et avec plus de force encore quand je vois la place qu’il revendique dans l’amour et la vie de ceux qui viennent à lui. Il faut donner à ce fait toute sa portée. Sans doute, il est naturel que Celui qui a dit aux hommes : « Aimez-vous les uns les autres », ait dû vouloir être aimé. Mais qu’on y prenne garde ! Nous apprenons à l’école de Jésus-Christ deux choses : l’amour de l’homme et ce qu’on a appelé dans la langue religieuse le détachement de la créature. Comment concilier ces deux devoirs ? Mes frères, la contradiction entre eux n’est qu’apparente. Le christianisme a voulu établir la hiérarchie dans les affections ; dans le monde du cœur, comme partout, il a fondé le règne de la loi. Il a rendu à Dieu sa place et il a remis l’homme à la sienne. Oui, c’est l’amour qui doit relier toutes les créatures, mais en les reliant toutes ensemble à Dieu. Dieu, voilà l’Etre unique qui peut posséder notre amour dans sa plénitude. Aux êtres créés, nous ne devons le donner qu’en partie, et si l’un d’eux l’absorbait tout entier, ce serait le désordre et l’idolâtrie ; aussi, plus la créature est sainte, plus elle est élevée dans l’échelle morale des êtres, plus elle craint d’attirer l’hommage qui n’est dû qu’à Dieu seul ; elle s’humilie, elle s’efface, elle s’écrie : « Non pas à moi, non pas à moi, Seigneur, mais à ton nom donne gloire. » Ainsi se réalise cette hiérarchie des êtres qu’entrevoyait le vieux Pythagore, lorsqu’il disait que l’harmonie était la loi du monde. De cette vision passagère du génie, Jésus-Christ a fait la religion de l’humanité.

Eh bien ! dans cette hiérarchie des êtres, quelle est la place que revendique Jésus-Christ lui-même ? Que prétend-il  être au milieu des hommes ? J’interroge les évangiles et ils me répondent : Jésus-Christ ne prétend à rien moins qu’à être le but suprême de tout amour et la source profonde de toute vie. Dès ses premières paroles publiques, il déclare que c’est pour l’amour de lui que ses disciples seront persécutés. Peu à peu il leur révèle toute la grandeur de son rôle et de sa personne. Par cette lente méthode éducatrice qui est la sienne, et qui ne consiste point à imposer la vérité par des formules, mais à en faire naître dans les cœurs le sentiment et l’intelligence, il les prépare à comprendre ce qu’il est. Ce n’est qu’après un an et demi d’enseignement qu’il leur pose cette question décisive : « Qui dites-vous que je suis ? » et qu’il déclare que son Eglise reposera sur la confession que Pierre en lui répondant a faite de sa divinité. Il dirige sur sa propre personne les regards, l’attention, la foi de ses disciples ; c’est à lui qu’il faut venir, c’est en lui qu’il faut croire, c’est lui qu’il faut aimer. Toutes les affections doivent se subordonner à cette affection dominante, tous les liens de la chair et du sang doivent être rompus s'ils s'y opposent, et, comme pour faire entrer de vive force cette vérité dans les cœurs, Jésus ne recule pas devant le plus formidable des paradoxes : « Quiconque ne hait pas son père et sa mère, quiconque ne hait pas sa propre vie, ne peut être mon disciple. » Ici encore, veuillez le remarquer, je ne cite que les témoignages des trois premiers évangiles. Que serait-ce si j’en appelais à saint Jean, qui a pénétré plus que tous les autres dans les profondeurs de l’âme de son Maitre ? Que serait-ce si j’avais le temps de vous montrer saint Paul donnant au Christ toutes les énergies, tous les élans, toutes les adorations de son cœur ?

Et, de même que Jésus réclame tout amour, il se révèle comme la source de toute vie. De sa personne, en effet, va découler dans désormais une source intarissable de vie et de sainteté. Songez à ce qu’il y a dans ces simples mots : « Venez à moi ! » adressés à tous les affligés de la terre, et dans cette promesse aussi magnifique que surhumaine : « Vous trouverez le repos de vos âmes ». C’est dans la même pensée qu’il fonde la sainte Cène, conviant ainsi tous les croyants de l’avenir à contempler sa chair rompue et son sang versé pour les péchés du monde, et faisant de son sacrifice l’éternel objet de leur foi ; c’est dans la même pensée enfin que, lorsqu’il va quitter ses disciples, en ce moment suprême, où, ayant achevé son œuvre, il devait, s’il n’avait été que le plus grand des prophètes, s’effacer et diriger leurs regards vers Dieu seul, il leur adresse ces mots qui vont, à travers les siècles, soutenir tous les croyants de l’avenir : « Voici, je suis tous les jours avec vous jusqu’à la fin du monde ».

 

4

 

Ce n’est pas seulement par sa parole que Jésus affirme sa royauté religieuse, c’est encore dans ses actes, c’est dans l’ordre des faits. Il agit autant qu'il enseigne, et, dans l’action comme dans l’enseignement, il déploie une puissance souveraine à laquelle il faut donner le seul nom qui convienne, celui de surnaturelle. Nous touchons ici à une question actuelle et brûlante. Plus elle est aujourd'hui controversée, plus je sens le devoir de l’aborder franchement et sans réticence.

Que Jésus-Christ ait prétendu à un pouvoir surnaturel, c’est ce qui ressort de tous les textes évangéliques sans aucune exception, et je n’ai pas besoin de m’arrêter à en faire la preuve. Ce ne sont pas seulement les lettres de saint Paul qui l’affirment, ce sont les documents les plus anciens et les plus authentiques dans lesquels la critique la plus prévenue est obligée de reconnaître l’écho fidèle de son ministère. Admettons que, comme plusieurs le pensent aujourd'hui, le récit de saint Marc constitue ce qu’on peut appeler l’Evangile primitif, tout le monde reconnaîtra que, du commencement à la fin, il nous raconte l’activité miraculeuse de Jésus-Christ. On nous dira dans doute que tous ces traits merveilleux ne sont que la création spontanée de l’imagination populaire juive, qui ne pouvait se représenter un héros religieux sans le parer de l’auréole du thaumaturge. Mais un fait donne à cette assertion un démenti péremptoire, et nous prouve que nos évangélistes savaient fort bien résister à cet entraînement. Il y a eu, au premier siècle de notre ère, un prophète qui a joui d’une popularité immense, un homme dont le rôle a été tel que l’historien Josèphe, qui semble avoir à peine connu Jésus-Christ, lui a fait au contraire une grande place : cet hommes, c’est Jean le Baptiste, que juifs et chrétiens ont également vénéré. Or, nous ne voyons pas que les évangiles lui aient jamais attribué d’acte miraculeux ; ils nous retracent d’une manière précise et saisissante son ministère, sa prédication, sa mort, sans y mêler un seul trait surnaturel, ce qui prouve qu’ils pouvaient concevoir une mission divine authentique sans l’accompagner de prodiges. Puis, lorsqu’ils arrivent à Jésus, c’est toute autre chose, et, à chacune de leurs pages, nous nous trouvons en présence d’actes qui supposent un pouvoir absolument surhumain. Est-ce à dire que leur langage change, que leurs récits deviennent dès lors moins précis, plus nuageux, plus légendaires, et qu’on y sente moins la marque de témoins qui ont vu, qui ont entendu ce qu’ils racontent ? Au contraire, ces mêmes évangiles nous donnent de Jésus, de son caractère, de son attitude, de son enseignement, une peinture si vivante, si originale, si puissante, qu’elle a traversé les siècles ; ils nous conservent de lui des paroles d’une telle grandeur, que leur authenticité s’impose à tout esprit qui n’est pas aveuglé par des préventions misérables. Chacun sent que ces maximes si profondes et si pénétrantes, que ces réponses qui vont au fond des choses, que ces paraboles d’un style si pur et si merveilleusement original, que ces discours ont été réellement prononcés et fidèlement reproduits ; or, beaucoup de ces paroles sont entrelacées d’une manière tellement étroite aux actes de Jésus, à ses guérisons, à ce que nous appelons ses miracles, qu’il est impossible d’imaginer une trame plus serrée et plus compacte.

(…)  cette séparation entre le surnaturel et le réel, je constante qu’on ne peut l’opérer dans l’histoire du Christ sans le défigurer et sans faire de lui un être inexprimable et parfois monstrueux. De deux choses l’une en effet : ou les actes qu’il a accomplis sont réels, ou ils sont purement imaginaires. S’ils sont réels, et si l’on nie leur caractère surnaturel, on est réduit à n’y voir que les tours de force d’un thaumaturge habile qui en impose à la foule crédule : explication misérable que la critique ne peut appliquer qu’en recourant elle-même à des tours de force de subtilité, et qui jure tellement avec la sublimité morale du Christ, qu’elle ne satisfera jamais les consciences élevées ni même le simple bon sens vulgaire. Si ces actes sont imaginaires, la difficulté n’en reste pas moins insoluble, car alors il faut admettre ceci : c’est que ses biographes qui nous ont transmis avec une fidélité scrupuleuse tant de paroles, tans de discours même étendus qu’ils ne pouvaient avoir inventés, puisque l’enseignement qui y est renfermé dépassait absolument leur portée, se sont mépris tout à coup et ont été victimes de leur propre imbécillité ou des hallucinations les plus fantastiques, quand ils ont, dans les mêmes pages, raconté les actes de Jésus. Et, cependant, ces actes étaient infiniment plus faciles à vérifier que des paroles, puisqu’ils tombaient sous les sens de ceux qui en étaient les témoins.

Le problème, vous le voyez, est inextricable et désespérant. Aussi avons-nous le droit de conclure sur ce point que, si  l’on refuse d’admettre les miracles de Jésus-Christ, ce n’est nullement parce que le témoignage historique leur fait défaut, c’est avant tout pour des raisons préconçues, c’est parce qu’on a érigé en dogme l’impossibilité du surnaturel. Examinons un moment ce prétendu axiome et voyons ce que nous devons en penser.

La notion du surnaturel subit en ce moment un discrédit tel que beaucoup d’esprits la croient à jamais ruinée. « On peut prévoir le jour, écrivait récemment M. Renan, où la croyance aux faits surnaturels sera dans le monde quelque chose d’aussi peu considérable que l’est aujourd'hui la foi aux sorciers et aux revenants ». La cause de ce discrédit est complexe. Elle tient surtout à la méthode à laquelle Auguste Comte a donné le nom de positive, et qui consiste à exclure de la science toute explication métaphysique et religieuse pour s’en tenir aux faits rigoureusement observés. Grâce à sa simplicité apparente, cette méthode est aujourd'hui triomphante ; mais il reste à savoir si elle suffit à expliquer notre destinée morale et religieuse ; or, c’est là ce que nous nions énergiquement.

Il y a un système, aussi vieux qu’Epicure, et qui consiste à soutenir que la nature suffit à s’expliquer elle-moi-même, que tout dans la nature se réduit à la matière et à ses propriétés. Ce système très logique et très connu, c’est le matérialisme. Il est évident que ceux qui l’acceptent n’ont que faire du surnaturel, ni de Dieu, ni d’une cause première, ni de la liberté morale, ni d’une vie future, ni de la religion. Tout est ramené par eux à une seule substance, la matière ; à un seul principe,  la force, qui, dans ses évolutions successives, a produit le monde tel qu'il nous apparaît.

Je ne discute pas ce système. Je constate simplement la vogue immense dont il jouit aujourd'hui. Ce n’est point, d’ailleurs, à des matérialistes que je m’adresse ; c’est à des hommes qui admettent que la pensée n’est pas le résultat d’un déplacement de molécules, que l’esprit est d’un autre ordre que la matière, que la liberté morale est une réalité, que le monde ne se conçoit pas sans une Cause suprême, intelligente et parfaite. Il semble que ces hommes, en vertu de ces prémisses même, devraient être logiquement conduits à accepter la notion du surnaturel. Et, cependant, c’est parmi eux que je rencontre quelques-uns de ses adversaires les plus résolus. Ce n’est pas qu’ils en nient la possibilité théorique. L’idée même qu’ils se font de la liberté et de la toute-puissance de Dieu ne leur permet pas de rendre le Créateur esclave de lois qu’il a faites, mais cette simple possibilité vide et nue ne peut lutter contre la répugnance que leur raison formée par nos méthodes positives éprouve à admettre la réalité de faits miraculeux. Qu'ils me permettent de leur dire que cette répugnance n’est pas digne d’esprits philosophiques, et que ceux-là seuls sont vraiment indépendants qui savent résister au courant de leur époque !

Voici quel est l’argument favori qu’ils allèguent.  Ils en appellent à l’impression générale que produit sur nous l’histoire religieuse de l’humanité ; ils nous disent que toutes les religions, quelles qu’elles soient, se présentent, à leur origine, avec un cortège de faits merveilleux, que cette prétention est nulle, par cela même qu’elle est universelle, qu’elle prouve simplement une chose : l’aberration de l’imagination humaine surexcitée pour l’idéal religieux ; ils nous demandent pourquoi nous-mêmes qui opposons une fin de non-recevoir instinctive aux légendes de toutes les mythologies, nous prétendons faire une exception en faveur des légendes évangéliques, pourquoi nous réclamons pour le Christ ce que nous refusons à tous les soi-disant thaumaturges de l’antiquité et des temps modernes.

L’objection est spécieuse. Voyons si elle est aussi péremptoire qu’on le prétend.

Il est incontestable que toujours et partout l’homme a cru que, si la divinité intervenait dans ses destinées, cette intervention devait se manifester par des actes qui, à travers les causes secondes, laisseraient entrevoir la cause première et souveraine. Cette présomption a, cela est également certain, donné naissance à une multitude innombrable d’absurdités et de faits légendaires. S’ensuit-il qu’elle soit fausse ? Voilà la vraie question. Eh bien ! pour moi, je l’avoue, cette présomption a une valeur très grande, non seulement parce qu’elle est universelle et qu’il est toujours fort peu philosophique de méconnaître une aspiration de la conscience humaine qui s’est produite toujours, et partout, mais encore parce qu’elle est justifiable en raison ; parce que, s’il y a un Dieu, si ce Dieu veut se faire connaître et fonder son règne, il semble impossible qu’il ne se révèle pas comme le Maitre de la nature, comme l’Etre souverain et tout-puissant. Ecarter le surnaturel religieux, à cause des aberrations qu’il a produites, est un parti pris indigne d’un esprit sérieux. Autant vaudrait écarter la prière, l’adoration, l’espérance d’une vie future, la religion, en un mot, par le seul motif que ces manifestations de l’âme humaine ont été fort souvent bizarres, fantastiques et parfois monstrueuses. Or, de même qu’ici comme partout nous distinguons le vrai du faux, et l’idéal de ses perversions grossières, de même en face des faits surnaturels de l’Evangile si clairement attestés par ses premiers témoins, notre devoir est, non pas de procéder par des négations arbitraires, mais de chercher si ces faits ne révèlent pas une intervention de Dieu dans l’histoire de l’humanité.

A cette considération déjà si forte, vient s’en joindre une autre. L’étude de la nature nous révèle dans toute la création ce qu’on peut appeler une série ascendante. Au bas, c’est la matière chaotique régie par des lois purement mécaniques, puis, au-dessus, c’est la vie d’abord végétative, ensuite douée de mouvement, d’instinct et d’une conscience confuse qui s’élève peu à peu jusqu’à l’intelligence, jusqu’à la moralité. On nous dit aujourd'hui que cette progression ascendante est le simple résultat d’une évolution qui s’est poursuivie pendant des milliards d’années ou de siècles. Je laisse de côté cette hypothèse que je n’ai pas à discuter, et je constate simplement qu’à chacun de ces degrés nous pouvons observer une manifestation nouvelle de la vie, qui est surnaturelle à l’égard de la précédente, parce qu’elle s’affirme par des phénomènes que la précédente n’aurait pu produire. Il est évident, en effet que, lorsque la vie apparaît dans un milieu où ne régnait jusque-là que le simple mécanisme, la vie amène avec elle des phénomènes de l’ordre biologique ; la vie dans l’animal aura ses manifestations supérieures à celles que l’on voit dans la végétation.

Supposez maintenant que l’homme apparaissant dans un milieu où l’animal seul l’avait précédé : il y exercera aussitôt une puissance d’un ordre nouveau ; il modifiera l’effet des lois de la nature ; il fera servir une force brutale à une fin déterminée et intelligente. Il suspendra la loi de la gravitation ; il greffera sur un arbre un rameau que cet arbre n’aurait jamais produit ; il créera dans la série animale, par le croisement des espèces, un type inconnu jusque-là. Le règne humain se reconnaîtra donc à des phénomènes qui seront surnaturels pour celui qui ne connaitrait que les forces mécaniques, que les manifestations de la vie végétative ou animale. Eh bien ! supposons que nous nous élevions à une sphère plus haute encore, qu’au-dessus du règne humain nous admettions cette réalité que Evangile appelle le règne de Dieu au milieu des hommes,  je dis que l’avènement de ce règne entraînera avec lui, par une irrésistible analogie, des phénomènes attestant la souveraineté de l’esprit sur la matière et de la sainteté sur le mal.

A cette raison s’en ajoute une troisième, plus puissante encore et à nos yeux décisive. L’optimiste le plus superficiel peut seul prétendre que la nature, telle que nous la contemplons dans l’homme, soit dans son état normal et vrai ; le désordre est partout, dans le domaine de l’intelligence sous la forme de l’erreur parfois monstrueuse, dans le domaine de la conscience sous la forme du mensonge, dans le domaine du cœur sous la forme de l’égoïsme ou des affections déréglées, dans le domaine physique sous la forme de la sensualité, de la difformité ou de la douleur. Aux sophistes volontaires qui disent que tout est bien, l’humanité répond par le cri de ses souffrances. A ceux qui affirment que le mal doit être, elle répond par l’éclatante protestation des consciences et par la douloureuse confession de sa misère, car l’âme humaine a, comme l’Océan, ses marées, et au flux montant de ses crimes correspond le flux descendant de ses remords. Si le mal n’était chez nous que le simple héritage d’une nature animale primitive, nous le commettrions naturellement, mais l’homme n’est pas une brute ;  aussi, lorsqu’il devient une brute, il descend plus bas que la brute elle-même. Il fausse sa nature, il la pervertit, il va jusqu’au sous-naturel, jusqu’au contre-naturel. Si donc la rédemption de l’humanité doit se faire, elle se fera par le rétablissement de la vraie nature créée à l’image de Dieu. Le sous-naturel appelle invinciblement le surnaturel.

Or, ce que nous appelons le surnaturel dans l’œuvre de Jésus-Christ, qu’est-ce, si ce n’est avant tout la restauration de la nature humaine, dans son état normal, telle qu’elle a été voulue de Dieu ? C’est ce caractère si profondément moral qui distingue à jamais les miracles du Christ de tant de faits légendaires, enfantés par la recherche du merveilleux. Cette recherche du merveilleux, nul ne l’a condamnée plus sévèrement que le Christ lui-même ; nul n’a dit plus clairement que lui que le prodige seul est inutile, et c’est parce qu’il le pensait que toujours il s’est refusé de faire parade de son pouvoir divin. Rien, absolument rien chez lui n’éveille l’idée d’un thaumaturge ; ses actes sont simples et sublimes comme ses paroles, et dans les uns comme dans les autres, c’est avant tout le Rédempteur qui se manifeste. Mais la rédemption qu’il veut accomplir a pour objet la nature humaine tout entière, corporelle et spirituelle à la fois. J’insiste sur ce mot de corporelle, car le christianisme, en opposition à toutes les religions de l’Orient et aux philosophies antiques, n’a jamais placé dans le corps le principe du mal et a prétendu sanctifier et sauver l’homme entier.

Eh bien ! comment cette restauration de la nature intégrale aurait-elle été accomplie par le Christ, s’il s’était borné à enseigner, s’il n’avait pas agi, s’il n’avait pas touché de ses mains divines les aveugles-nés, les démoniaques et les lépreux ? Quoi ? vous trouvez bon que, dans ses discours, Jésus-Christ proteste contre l’insolent triomphe de la violence, contre les perversions de la justice et du droit, contre le mal moral dans sa triple manifestation : sensualité, égoïsme, orgueil ; vous êtes émus lorsqu’en face des ruines de l’œuvre divine, si profondément altérée, il trace devant vous les grandes lignes du Royaume de Dieu ; dans ce langage vous reconnaissez le révélateur de la vérité religieuse ; or, de quel droit et en vertu de quelle idée préconçue lui interdirez-vous de réaliser dans les faits ce qu’il proclame dans ses paroles ? Faut-il donc qu'il reste impuissant devant la souffrance physique, et qu'il se borne à contempler avec une sympathie stérile la hideuse maladie qui flétrit le lépreux, le regard éteint de l’aveugle ou les traits bouleversés qui trahissent la terreur et l’angoisse du misérable possédé ? Faut-il qu'il demeure désarmé vis-à-vis de la mort ? Faut-il qu’à son tour il la subisse, vaincu par elle comme tous les enfants des h mais, lançant au monde, pour dernier adieu, une protestation théorique à laquelle répond l’implacable ironie d’une nature immuable soumise à l’éternelle fatalité du mal ?

Ce n’est point ainsi que le christianisme a compris l’œuvre de la rédemption ; il nous montre en Jésus-Christ un être qui est vraiment le fils de l’homme, soumis à toutes les conditions de l’humanité ; un être qui grandit, lutte et se sanctifie ; mais en même temps un être qui, par ses actes comme par ses paroles, nous révèle l’intervention de Dieu dans l’humanité ; un être qui, toujours et partout, affirme la souveraineté de l’esprit sur la matière, de la sainteté sur le mal, de la vie enfin sur la mort.

Voilà, mes frères, le Christ des évangiles et de tous les évangiles, le Christ des apôtres et de tous les apôtres, le seul dont la vie s’explique sans mutiler aucun des textes qui nous l’ont conservée, le seul qui ait pu fonder sur la terre une Eglise, le seul que la conscience des croyants puisse admettre jamais. Et l’on s’étonne que nous protestions avec énergie contre les théories qui ne voient dans son histoire qu’un amalgame incohérent de légendes et de vérités, de perfection morale et de prodiges suspects, de grandeur divine et de faux miracles, comme si l’on pouvait démembrer cette Unité vivante, et faire de cette figure sublime un assemblage d’éléments informes et monstrueux. Veut-on ne voir en lui qu’un homme, veut-on élaguer de sa vie tout ce qui nous semble surnaturel, alors il faut soumettre les évangiles aux procédés changeants d’une critique arbitraire dont les solutions contradictoires ne laissent rien debout ; en vain on prétend enfermer cette figure surhumaine dans les simples cadres de l’histoire, elle les fait toujours éclater.

On peut expliquer César, (…), le Bouddha, Confucius, on n’explique pas Jésus-Christ. En voulez-vous la preuve ? C’est que les explications qu’on en fait recommencent sans cesse, c’est que vous qui m’écoutez, vous n’êtes pas satisfaits par aucune d’elles,  c’est que chaque époque s’use à ce problème sans le résoudre jamais. «Qu’y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth ? » s’écriait un jour un possédé de Capernaüm. C’est la le cri de la conscience humaine, et chaque génération le répète, emportée tout à tour par l’admiration et par la révolte., allant de l’adoration jusqu’au blasphème devant cette figure dont la perfection l’attire et la repousse, et comprenant, par un infaillible instinct plus fort que tous les sophismes, que Jésus-Christ ne doit plus rien être s’il n’est pas le Maître et le Roi.

 

 

5

 

Nous avons vu, mes frères, quelles sont ce qu’on peut appeler les prétentions de Jésus-Christ. Il nous faut voir maintenant si ces prétentions se sont réalisées ; car que sert de prétendre si l’on ne peut accomplir ? N’est-il pas évident que plus le rêve serait magnifique, plus l’avortement en serait misérable ? Interrogeons donc l’histoire et demandons-lui quel témoignage elle rend à la royauté de Jésus.

Mais, pour obtenir d’elle une réponse sérieuse, il faut bien poser la question. Qu’a réclamé le Christ ? Nous l’avons dit : Une royauté morale et religieuse. Il serait donc absurde, n’est-ce pas ? de chercher si cette royauté s’est exercée dans l’ordre politique ou dans l’ordre purement intellectuel, et de  répéter les vieux sarcasmes des Romains se raillant d’un roi  qui se laisse crucifier, ou les vieilles plaisanteries de Celse sur cette religion d’ignorants qui ramasse ses sectateurs parmi les savetiers, les bateliers et les manœuvres.  Cette royauté, étant de l’ordre moral, ne peut s’exercer qu’en respectant la liberté humaine. Elle ne s’imposera donc ni par la force brutale, ni par des phénomènes visibles qui produiraient sur les sens une pression irrésistible et fatale, ni par une démonstration scientifique qui ne frapperait qu’une faible minorité d’esprits et les subjuguerait par une évidence mathématique, laquelle n’aurait rien de moral. Si l’Eglise, oubliant ce grand principe, voulait réaliser cette royauté par le bras de la chair, ce serait malgré la volonté formelle de son Chef. Il faut par conséquent nous attendre à voir cette royauté tour à tour acceptée ou combattue, acclamée ou maudite. Et c’est bien là en effet ce qu’a manifestement annoncé Jésus-Christ. Souvent il a parlé à ses disciples de l’avenir qui les attendait. Je mets au défi qui que ce soit de trouver dans ces  paroles aucun espérance optimiste, aucune promesse de succès immédiat ou universel. L’impression qui s’en dégage est plutôt sombre, pas plus sombre, hélas ! que celle que produit l’histoire de l’Eglise pendant ces dix-huit siècles. Il y aura de luttes, dit le Maître, il y aura des persécutions et des défections ; il y aura parfois une haine effroyable contre la vérité. Les évènements poursuivront leur cours monotone : guerres et bruits de guerre comme dans tous les temps. Mais le grain de sénevé deviendra un grand arbre, et les peuples chercheront un refuge à son ombre ; mais l’Evangile sera prêché à toutes les nations qui sont sous le ciel.

Deux choses donc clairement annoncées : l’opposition et le progrès, la persécution et la victoire, ou, pour mieux dire, le succès par la défaite même, comme au jour du Calvaire, et cela jusqu’à la fin. Je sais, mes frères, que ce plan divin nous étonne : nous ne pouvons concevoir que le Dieu tout-puissant et tout bon consente à ces longs ajournements, à ces reculs momentanés de sa cause, à ces déroutes apparentes. Si nous étions à sa place, nous ordonnerions sans doute le triomphe immédiat de la justice et la manifestation resplendissante de la vérité. Dieu ne l’a pas voulu.  Il lui a plu que la vérité religieuse fût soumise à toutes les lois qui régissent les choses humaines, et que, dans même qu’au  jour de son incarnation dans l’humanité sainte du Christ, elle a été contredite par les pharisiens et les scribes, reniée par ses propres disciples, raillée par Hérode et Pilate, livrée aux soufflets et aux crachats du prétoire, de même, de même dans son incarnation déjà dix-huit fois séculaire au sein de notre humanité corrompue, elle fût confiée à des vases d’argile, transmise par des hommes à des hommes, traduite imparfaitement dans leurs langues imparfaites, travestie, calomniée, souvent persécutée, rendue solidaire des infirmités des disciples, compromise par leurs erreurs, servie par leur dévouement, par leur science ou leur énergie, propagée par leurs découvertes, par l’imprimerie, par la vapeur, par la diffusion des lumières et des libertés ;puis tout à coup arrêtée, pour longtemps peut-être, par quelque accident vulgaire, par des causes fatales en apparence qui lui raviront ses plus vaillants apôtres et la laisseront sans défense. Telle m’apparaît dans l’histoire la royauté de Jésus-Christ, divine dans son origine, humaine dans ses destinées, soumise à toutes les vicissitudes des chose d’ici-bas, et marchant à travers ses défaites momentanées ves son triomphe assuré.

Ne vous demandez donc pas si la cause du Christ est une cause toujours populaire et toujours victorieuse. D’avance, et l’Evangile à la main, nous vous dirions que cela est impossible. Mais demandez-nous si sa royauté spirituelle est réelle, et, pour répondre à cette question, nous en appellerons d’abord  à ceux qui l’acceptent, ensuite à ceux qui la repoussent, soit qu’ils la détestent, soit qu'ils la méconnaissent.

Ecoutez d’abord ceux qui l’acceptent. « Il est Roi ! » Voilà le cantique que chante sous tous les cieux l’Eglise chrétienne, et que répètent avec elle tous ceux qui se sont inclinés sous le joug pacifique et doux de Jésus-Christ. En ce jour, à cette heure, nous pourrions l’entendre sur les lèvres de millions d’adorateurs de tout âge et de toute nation ; les uns le disent dans l’élan naïf de leur jeune enthousiasme, comme ces myriades d’enfants que chaque génération amène aux pieds de Celui qui a dit : « Laissez-les venir à moi » : les autres avec l’affirmation ferme d’une conviction puissante et raisonnée ; les autres avec le cri de repentir du pêcheur qui revient de ses égarements passés ; les autres dans les larmes d’une douleur immense qu’à éclairée l’apparition du Consolateur souverain. Cette royauté, ce sont les fils de Sem qui les premiers l’ont saluée, mais la Grèce en a senti la beauté morale, et Rome en a subi l’ascendant, et quand les races fières et sauvages sont sorties des forêts de Germanie et des steppes de l’antique Orient, elles se sont courbées devant le Crucifié, comme ces Goths à la fauve chevelure, ancêtres des races anglo-saxonnes, que Chrysostome voyait adorer le Christ dans une basilique de Constantinople, et dont il disait, par un prophétique instinct, qu’ils porteraient un jour le flambeau de l’Evangile que les Grecs laissaient tomber de leurs mains indignes…

Ainsi, de siècle en siècle, le christianisme étend ses limites. Aujourd'hui, il n’est pas un croyant qui, regardant sur la carte du monde cette Afrique, terre longtemps maudite, et dont le sable a bu le sang humain par torrents, ou ces vieux empires de la Chine et des Indes,  ne dise : « Un jour, ces peuples seront conquis à Jésus-Christ. » Or, chez tant de races si dissemblables d’aspect, de langue, de tempérament, de génie, Jésus-Christ a su se créer un empire fondé sur ce qu’il y a dans l’homme de plus intime et de plus profond, comme l’attesteraient, s’il le fallait, beaucoup de ceux qui m’écoutent et qui rattachent à son nom les plus grandes émotions de leur vie intérieure et les décisions qui souvent les ont sauvés. Quel empire peut être comparé à celui-là ? Comme le flux qui à chaque marée soulève l’Océan s tous les rivages du monde, ainsi l’adoration apporte aux pieds du Christ l’hommage des cœurs dont il les Maître, et ceux-là même que ce courant n’entraîne pas doivent laisser échapper cet aveu que nul, parmi les enfants des hommes, n’est aimé comme lui.

On nous dire, je m’y attends, que dans ce concert il y a des voix discordantes et que cette royauté a été, dès le premier jour, combattue avec acharnement. Je ne l’oublie point, et, il y a un instant, je rappelais que le Christ l’avait annoncé. Toutefois, prenez-y garde,  la vérité peut se reconnaître à deux signes :  à l’amour qu’elle inspire, et à la haine qu’elle soulève ; il y a des malédictions qui sont pour elle un hommage plus magnifique que l’adoration même. Quand toutes les voluptés, toutes les infamies, toutes les cruautés de la Rome antique, ameutées contre l’Eglise naissante debout dans sa robe virginale, faisaient monter vers elle leurs rugissement et leurs colères, ces voix disaient à leur manière, aussi bien que les chrétiens dans leurs cantiques, que le Christ est un roi d’amour, de justice et de sainteté ! Est-ce que vous auriez voulu que Néron saluât le Christ autrement que par la haine, et que, comme tant d’autres Césars de son espèce, il mêlât à ses impudicités et

à ses massacres l’invocation du Dieu saint ? N’est-ce pas assez déjà, n’est-ce pas trop pour l’Eglise d’avoir eu pour protecteur un Constantin en attendant les Charles IX et les Philippe II ?

Vous me répondrez, je le sais, et je l’aurais dit même, que la question ne se pose plus ainsi de nos jours, et qu’il y aurait une iniquité véritable à ranger tous les hommes qui se détournent aujourd'hui de Jésus-Christ parmi ceux qui suivent les inspirations de leur orgueil ou de leur cœur corrompu. Vous me montrerez des hommes, des esprits éminents qui ont rompu ouvertement avec le christianisme, et qui cherchent sincèrement dans les inspirations de leur conscience la règle de leur conduite et la direction de leur vie. Mes frères, je reconnais ces faits, bien décidé que je suis d’avance à ne jamais appeler mal ce qui est bien, et à saluer l’intégrité de la vie où que je la rencontre ; soit, ce que j’ai vu souvent, qu’elle s’allie à des idées superstitieuses que je condamne, soit qu’elle s’unisse à des négations qui me consolent.

Oui, il n’est que trop vrai que, sous le drapeau de Jésus-Christ, marchent des hommes dont la vie est pour l’Eglise un sujet d’humiliation et de scandale, et que parmi ceux qui le combattent nous rencontrons des adversaires auxquels nous ne pouvons pas refuser notre respect. Il y a dix-huit siècles que le Maître a prédit que l’ivraie se mêlerait au bon grain dans le champ qu’il est venu ensemencer, et que ce n’est pas à ses disciples qu’il appartiendrait de les séparer. Ce fait m’attriste, il n’ébranle pas ma foi, et je vous dirai très sincèrement pourquoi.

La soumission à Jésus-Christ implique deux choses : la foi en sa personne, l’obéissance à sa volonté. Ces deux éléments réunis forment la vie chrétienne ; plus  leur union est étroite, plus cette vie est intense. Mais l’histoire nous montre que cette union est rare. Il y a des époques, de longues époques où la conservation de la foi, de l’unité de la foi, de son orthodoxie, a été l’idée dominante et souvent exclusive de l’Eglise, où la vie chrétienne a presque tari, et où la foi elle-même, séparée de la vie, est devenue de plus en plus extérieure, intellectuelle et desséchée. Rappelez-vous Byzance, où les discussions aussi subtiles qu’acharnées sur l’essence divine se mêlent aux plaisirs raffinés d’une cour corrompue ; rappelez-vous l’époque des Mérovingiens, où les assassinats et les empoisonnements se multiplient pendant que sur les basiliques on lit ces mots triomphants : Christus vincit, Christus Regnat, Christus imperat. Rappelez-vous l’Italie au XVe siècle, la cour des Valois au XVIe et la vieillesse de Louis XIV. L’édifice extérieur est debout, imposant, majestueux, mais la pourriture morale en ronge sourdement les bases jusqu’à l’heure où il s’écroule avec un bruit de tempête.

Fatalement ces excès en appellent d’autres ; sans cela l’humanité ne serait pas l’humanité. Quand l’heure de l’émancipation sonne, on méprise, on maudit cet enseignement, ces dogmes au nom desquels tant d’iniquités se sont commises. Et, pour mieux les réfuter, que fait-on ? On leur oppose des principes de justice, d’équité, d’amour, de miséricorde, en n’oubliant qu’une chose, c’est que ces principes sont le fond même de l’Evangile et relèvent directement de Jésus-Christ. Oui, c’est Jésus-Christ que l’on oppose à Jésus-Christ. Les uns agissent ainsi avec la perspicacité d’ennemis qui choisissent habilement leurs armes : ainsi Voltaire, dont on a pu dire avec vérité qu’en secouant l’arbre desséché du christianisme, il en a fait tomber des fruits que les croyants avaient oublié de cueillir. D’autres ignorent le Christ, ils ne l’ont jamais entrevu qu’à travers l’ombre épaisse de l’ignorance ou d’invincibles préventions ; mais en combattant contre lui, ils subissent, sans qu’ils le sachent, l’ascendant de son esprit et de ses préceptes, et tandis que les chrétiens de nom donnent Jésus-Christ leur foi sans lui donner leur vie, ces incrédules de nom le servent dans leur vie, tout en lui refusant leur foi. « Christ est-il divisé ? » dit saint Paul. Hélas ! l’histoire nous montre que trop cette division cruelle : d’un côté, ceux qui croient sans agir ; de l’autre, ceux qui agissent sans croire. Et, quand nous  songeons à ces derniers, comment ne pas nous rappeler la scène sublime de la parabole du jugement dernier ? « Alors les justes diront : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim ? quand t’avons-nous vu étranger, malade et en prison, et sommes-nous allés vers toi ? Et le Roi leur dira : Je vous dis, en vérité, que toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que les avez faites ». (Matthieu 25, 37 – 40). Qui dira, mes frères, qui pourra dire quel est aujourd'hui dans le monde le nombre de ces serviteurs inconscients du Christ inconnu ?

Ainsi donc, partout dans ce siècle tourmenté, je retrouve l’influence de Jésus-Christ. Oh !  je sais que sur l’Eglise viennent fondre de toutes parts des souffles de tempête. Les uns descendent des hauteurs glacées d’une science incrédule, les autres montent des bas-fonds où s’agitent des multitudes exaspérées par des souffrances séculaires : ce sont des cris de colère, de haine et de blasphème, et je me rappelle, en les entendant, la douce parole du Maître : « Quiconque aura blasphémé contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné », et cette prière, expression suprême de la clémence infinie : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ».

Mais quand, épouvantés par ces clameurs qui passent, des croyants viennent nous dire que le règne du Christ va finir, je sui tenté de leur répondre : »O hommes de peu de foi, ne pleurez pas sur le Christ, car il demeure, mais pleurez sur vous-mêmes et sur cette race aveugle qui méconnait Celui qui pourrait la sauver. »

Non ! son règne ne finit pas, et dans ce crépuscule qui, selon vous, va s’éteindre, nous saluons, nous, l’aurore d’un jour dont l’Eglise renouvelée verra la splendeur. En voulez-vous la preuve ? Interrogez ces hommes dont les menaces vous effraient, demandez-leur quel est leur programme d’avenir, et vous verrez que ce qu’il contient de plus généreux et de plus pratique n’est qu’un plagiat de cet Evangile dont la réalisation pratique, bien loin d’être achevée, a, il faut le dire pour l’humiliation des chrétiens, seulement commencé.

Que demandent-ils ? La liberté ? Ecoutez l’Evangile : « Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui ont autorité sur elles sont appelés bienfaiteurs. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous. » La justice ? Ecoutez l’Evangile : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ». L’égalité ? Ecoutez l’Evangile : « Vous êtes tous frères. » L’indépendance de la conscience religieuse ? Ecoutez l’Evangile : « N’appelez personne sur la terre votre père, car nous n’avez qu’un Père, celui qui est dans les cieux. » L’affranchissement de la société civile de toute domination spirituelle ? Ecoutez l’Evangile : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». La destruction de tous les esclavages, la protection des mineurs et des faibles, la participation plus large de tous  à tous les droits, la destruction de la misère et de l’ignorance, la réalisation pratique de la grande loi de la solidarité ? Mais l’Evangile peut-il leur être hostile, quand c’est lui, le premier, qui les a proclamés ? Que demandent-ils encore ? La fin des haines nationales et des guerres, le règne de la paix ? Mais où ce règne a-t-il été dépeint d’une manière plus magnifique que dans ce livre qui, sous Tibère et sous Néron, affirmait que l’héritage et la possession de la terre seraient à ceux qui cherchent et qui veulent la paix ? Ne dites donc pas que vous avez dépassé  l’Evangile, quand il se dresse devant vous comme le phare resplendissant de l’avenir. Dites-nous, à nous, chrétiens, que nous l’avons parfois misérablement travesti. Nous courberons la tête, parce que cela est vrai ; mais la honte, du moins, n’en sera pas à Celui qu enseignement appelons notre Roi.

Ah ! je sais que dans cet Evangile il y a autre chose : il y a ces vérités religieuses dont vous croyez que l’homme peut se passer désormais ; il y a l’affirmation d’un Dieu créateur, législateur et juge ; il y a la proclamation de notre responsabilité morale, de notre culpabilité et de la nécessité pour nous du repentir et de la foi ; il y a la divine promesse d’un pardon qui est une grâce ; il y a l’assurance de l’amour profond, infini, de Celui que nous appelons  notre Père ; il y a la certitude de son incessante action dans l’histoire de ce monde et dans la plus humble de nos destinées ; il y a la vie éternelle enfin avec tout ce qui ce mot renferme de consolation pour des cœurs tels que les nôtres, dont la félicité terrestre est à la merci d’une épreuve, et qui devront, demain peut-être, placer leur trésor le plus cher sous les planches de chêne ou de sapin d’un cercueil. Ces vérités religieuses que nous appelons des doctrines, le christianisme les a étroitement unies aux vérités morales que l’on prétend en séparer aujourd'hui. Dans sa profonde connaissance de l’humanité, il a vu que celles-ci découlaient de celles-là. C’est qu’en effet vouloir supprimer la religion pour mieux conserver la vie morale, c’est vouloir niveler les Alpes gigantesques et prétendre s’abreuver encore aux profondes qui en découlent, comme si ce n’était pas des glaciers accumulés à leurs cimes que descendent le Rhône et  le Rhin.

Eh bien ! il reste à savoir si l’on pourra niveler les doctrines religieuses qui sont Alpes de l’âme humaine, si l’on parviendra à éteindre la grande lumière que l’Evangile a projetée sur nos destinées, et si la génération qui nous suit devra inscrire sur la porte d’entrée du XXe xc ces mots par lesquels saint Paul résumait l’état du monde païen de son temps : « Sans Dieu, sans espérance. » Nul ne peut dire où nous fera descendre l’ivresse d’athéisme qui trouble aujourd'hui tant d’esprits, mais, pour son honneur même, j’affirme que l’humanité ne s’arrêtera pas dans ces bas-fonds ; et lorsqu’elle voudra monter vers la lumière, il lui faudra saisir,  non pas la main tremblante d’un simple enfant des hommes, mais la main puissante de Celui qui seul a résolu  les mystères du péché, de la douleur et de la mort, et qui lui dit depuis dix-huit siècles : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient à Dieu que par moi. »

Pour nous, chrétiens, qui avons trouvé dans le Christ le Roi de nos âmes, serrons-nous plus résolument que jamais autour de son drapeau, et, puisque Dieu nous appelle à le servir dans la liberté religieuse si vaillamment revendiquée par nos pères, puisque dans l’ordre de la révélation religieuse, comme dans l’ordre de la grâce, comme dans l’ordre de l’Eglise, nous n’avons qu’un seul Maître,   le Christ, jurons de lui rester fidèles jusqu’à l’heure de la mort, qui, grâce à lui, sonnera pour nous l’entrée dans la vie éternelle.

 

Mes frères, il y a trois siècles, l’homme qui devait être le plus grand héros de la Réforme française, Gaspard de Coligny, défendait contre la formidable invasion des Espagnols la petite ville de Saint-Quentin. L’imprévoyance des Valois avait livré aux étrangers les frontières de la France ; Philippe II se dirigeait sur Paris, sans cette poignée de braves qui l’arrêta dans sa marche, Saint-Quentin n’avait que des remparts en ruines ; la fièvre et la faim décimaient ses défenseurs, la population, effrayée, parlait de se rendre ; la trahison se glissait partout dans l’ombre. Un jour, les ennemis jetèrent par-dessus les murailles de la ville des flèches portant des bandelettes sur lesquelles était une inscription qui promettait aux habitants, s’ils voulaient se rendre, de leur accorder la vie sauve, et de leur laisser leurs biens. Pour toute réponse nous raconte un officier espagnol , Coligny prit une bande de parchemin, il y écrivit ces simples mots : Regem habemus ; puis, il la fixa sur un javelot qu’il lança dans le camp des ennemis. Regem habemus. Nous avons un roi ! C’était pour  lui l’expression héroïque de ssa foi en sa patrie, que son âme loyale incarnait dans son roi, et cependant ce roi était Henri II, l’époux de Catherine de Médicis, le père de ce Charles IX qui doit devenir l’assassin du grand capitaine huguenot.

Et nous, chrétiens, enfermés dans cette vieille citadelle de l’Eglise, aujourd'hui de toutes parts attaquée, debout sur des remparts qui souvent s’écroulent, au milieu de tant de lâches conseils et de rumeurs sinistres qui nous annoncent une défaite prochaine, nous dirons à notre tour :Regem habemus. Nous avons un Roi ! le Roi de justice et de vérité, qui doit vaincre le monde et auquel appartiennent l’Empire et la gloire à jamais ! Amen !

 

« Jean n’a fait aucun miracle » (Jean 10, 41)

 

Lettre au journal italien La Lega, en date du 1ernovembre 1881

 

Le positivisme, on le sait, ne veut pas être confondu avec le matérialisme. Qu'il me soit permis de remarquer qu’en fait ses conclusions sont identiques. M. Littré le reconnait implicitement lorsqu’il écrit ceci : « Le monde est constitué par la matière et par les forces de la matière… ; au-delà de ces deux termes, matière et force, la science positive ne connait rien ». (Préface des Œuvres d’Auguste Comte, p.IX).

Récit du siège de Saint-Quentin, par un officier espagnol ap. Ch. Gomart, p. 301

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