A ma pensée, à mon labeur je t’associe, cher enfant envolé. Ensemble nous allons chez ceux qui souffrent. T’avoir là, te faire prendre part à ce que j’entreprends, est un besoin du cœur. Dieu sait à quoi il répond, où il doit conduire. A nous de le suivre. J’ai cette confiance dans la direction du monde que tout y est ordonné. Soyons fidèles, simplement, aux sentiments humains, sûrs qu’ils nous dirigent «du côté de la nuit qui paraît transparent ».
Les morts sont entrés du contingent dans l’éternel. Penser que mon fils est là, près de moi, en Dieu, d’une façon plus complète que lorsqu’il vivait et que, momentanément, nous étions séparés, c’est une conception juste, conforme à la réalité, mais dont mon fragile esprit ne saisit pas toute la puissance.
Les moyens que nous avons de pressentir, ne sont pas à la hauteur de ce que Dieu nous prépare. La splendeur de l’être défie toute compréhension et dépasse toute espérance. L’essentiel est de faire crédit à Dieu et s’en remettre à lui.
Après cela, il est permis de penser ce qui rassure le mieux notre pauvre cœur.
Je t’emmènerai sur tous mes chemins ; la douleur de t’avoir perdu se transformera en une force divine.
Partout où je m’occuperai d’une œuvre de bonté, partout où je penserai à quelque chose de grand, de saint, d’impérissable, je te sentirai près de moi, cher enfant envolé.
ALARME (1899)
Oh ! la première trace du mal ! Avoir un enfant, beau et fort, et s’apercevoir un jour qu'il est atteint !
Comme un voleur entre chez vous la nuit, cette constatation fait effraction dans l’esprit. Et plus rien n’est à l’abri. C’est une invasion de l’ennemi. Il faut, toute affaire cessante, concentrer son effort contre cet assaillant, inconnu la veille.
Heures terribles où s’accrédite et se précise une menace de malheur. Je ne les oublierai pas. On a beau se ramasser, faire appel aux bonnes forces alliées : l’assaut redouble d’intensité. Contre tout ce qu’on est parvenu à lui opposer dans l’esprit, il ramène son attaque, d’instant en instant plus véhémente.
Alors, entre l’angoisse et l’espoir, c’est une lutte corps à corps. La pensée flotte et ne peut retrouver l’équilibre. On est suspendu à un indice, une parole, un geste. Le cœur tiraillé, torturé, se trouve dans un état voisin de la déroute.
Les médecins nous ont envoyés ici, dans l’espoir que la montagne ferait du bien à notre cher enfant.
Ce matin, nous nous réveillons sous la neige. Les beaux sapins qui bordent la forêt et parsèment le pâturage en sont chargés de la base au sommet. Les mouvements de leurs branches en sont tout ralentis. Cela leur donne un air imposant et des gestes significatifs.
Où sont maintenant les petits crocus, les violettes, les anémones qui brillaient au soleil ces jours derniers ? Lentement les flocons se sont accumulés autour d’eux, les ont ensevelis.
Elles dorment, les petites fleurs. Mais elles savent bien que leur jour viendra. Neige d’avril n’a pas d’avenir. L’avenir est au printemps.
POUR MON ENFANT MALADE (1899)
Je lutte pour gagner la terre solide, la terre de la Foi. Dieu nous aime, peu importe ce qu’amènent les jours.
Ô Père ! Enseigne-moi à bien aimer mon enfant malade. Anime-moi d’une vie qui soutienne sa vie, même sans paroles, par la force mystérieuse qui circule dans tes enfants.
Il est en danger. Mets-moi au cœur, mets dans mes plus simples gestes quelque chose qui lui dise qu’il est garanti contre toute éventualité. Donne-moi de quoi nourrir mon enfant. Que ma figure, mon regard, mes mains lui communiquent l’impression de quelque chose qui ne sera jamais en question.
MESURES A PRENDRE (1899)
Singulière situation que la nôtre à l’heure actuelle. Momentanément tout a été troublé par cette maladie subite de Pierre. Il faudra pourtant trouver un modus vivendi pour l’avenir, afin que toute la vie et toute l’activité des parents et l’éducation des enfants ne soient pas suspendues à un accident. Nous serons obligés de vivre avec l’ennemi, de marcher avec le fardeau, comme il convient et comme font tant d’hommes et de familles moins heureuses que nous en ressources et plus éprouvées.
Car, évidemment, ce qui m’afflige à l’heure présente, malgré toutes les incertitudes, malgré les tristes perspectives auxquelles on ne peut s’empêcher de s’arrêter parfois, est d’une douceur relative. Il faut se ramasser, se secouer, faire en sorte qu’au sein des arrangements présents, le travail devienne possible et l’organiser dans l’avenir. J’admire cet ami K. rongé par le cancer, sachant qu’il ne survivra pas longtemps et cependant, père de famille que l’avenir des siens doit justement préoccuper, ne cessant de donner encore les quelques leçons d’hébreu dont il se sent capable. Quelle leçon de courage et de foi que ces leçons d’hébreu !
Et je suis mécontent de moi-même de me laisser envahir, circonvenir, vaincre par le souci.
Mon Dieu, quel apprenti je suis dans tes combats, quel mousse parmi tes matelots ! Fais de moi un homme ! Je ne demande rien que le tranquille courage de me tenir à mon poste et de faire face aux évènements tels que les jours les amèneront.
AU CHEVET DE MON ENFANT MALADE (1899)
C’est un travers de mon caractère que de m’agiter et de m’inquiéter dans le détail. Manque de fermeté ; manque de confiance en Dieu. Père, donne-moi la paix qui vient de ton amour et qui fait qu’on répand autour de soi la paix. soutiens-moi pour que je soutienne, comme le doit un père, mon fils que tu m’as confié. Rends-moi fort, de bonne humeur, tranquille dans les difficultés, docile aux leçons des jours de peine.
N’ai-je pas appris par expérience que notre paix n’est pas dans les évènements ? Lorsqu’un sujet de trouble disparaît, n’est-il pas aussitôt remplacé par un autre, inaperçu avant ? Le trouble est en moi. Ce ne sont pas les objets dont par hasard il s’entretient qui le feront disparaître, car il trouvera toujours des objets, futiles ou sérieux.
Guéris-moi l’âme, ô Père, et je serai guéri. Rapproche-moi de toi. Donne-moi de me reposer dans l’essentiel que rien ne peut nous ravir, et accorde-moi de faire tranquillement le devoir des heures qui viennent.
Reste avec moi. Et veuille que je puisse encore paître tes agneaux de ce que tu m’aurais fait trouver sur les sentiers où tu me conduis, ô Berger de mon âme »
RENTRE EN TOI-MEME (1899)
Compare ton sort à celui de plusieurs qui ont l’existence dure ou même terrible et se tiennent bien, sans pourtant avoir cette grande lumière de la Foi qui te soutient. Et rentre en toi-même, humilié et réconforté ! De quoi manques-tu si ceux-là peuvent lutter ?
Relève-toi et marche, homme des préoccupations stériles et du souci qui déshonore.
Que devant le pauvre qui se contente et s’efforce, le malade qui prend son mal en patience, le petit soldat qui marche et cherche à égayer les jours mauvais, le chrétien plaintif soit confondu.
CONFIANCE (1904)
Je suis en plein désarroi. Meurtri, écrasé. L’incompréhensible me terrorise.
Toi, tu comprends. Et, en somme, malgré les accidents secondaires, la mort est dans ta volonté. Je me soumets donc avec foi. Avant la lumière de ce monde, il y avait la nuit, mais Dieu était dans la nuit. Quand la nuit se referait, universelle, Dieu serait dans la nuit.
Seigneur, en Toi est notre espérance !
Au soir terrible, ma chère vieille amie me réveilla d‘un mot. Prenant mes mains dans ses mains ridées, elle me dit, avec une grande bonté : « Soyez brave ! »
Rarement parole me produisit un tel effet. elle fut comme le signal d’une levée général des puissances favorables à travers les territoires intérieurs.
Autour d’elles se rangèrent les souvenirs réconfortants, les exhortations à la confiance, à l’énergie, les exemples des grandes douleurs, les doux et fermes enseignements des prophètes et de l’Evangile.
Je me sentis moins seul, moins désarmé.
Il suffit d’un mot pour ouvrir la porte à Dieu.
Pourquoi coulent-elles ? Leur langage éloquent, à qui s’adresse-t-il ? a la bonté, à la pitié, à la compassion. C’est bien vrai, et parmi toutes les unions terrestres, les plus étroites sont celles que les larmes ont cimentées.
Hélas ! il en est que l’homme ne saurait sécher ; il en est que nul ne voit, que nul ne comprend et ce sont les plus amères. Larmes que la mort nous arrache et qui coulent sur nos destinées obscures, nos malheurs immérités, sur tout ce qui ne écrase et dont nous ignorons la raison.
Ces larmes, pour qui les versez-vous, affligés sans nombre, courbés, brisés ? Ce n’est pas pour les hommes puisque parfois vous vous cachez d’eux. Vous pleurez cependant et ces larmes, qui sont une langue, appellent Quelqu’un.
Vos larmes sont une prière.
CONSOLATION (1899)
- Je ne veux pas être consolé.
L’Ami : - Ne parle pas ainsi. Non que le sentiment qui t’inspire ces paroles ne soit en partie juste. Tu crains que d’être consolé ne t’amène à oublier ceux que tu pleures. L’oubli n’est-il pas une seconde mort, plus triste que l’autre ? Si c’était cela la consolation, je t’approuverais de ne pas vouloir être consolé.
Conserve ta douleur et ton souvenir. Ils te seront un signe que ceux qui dorment ne sont pas perdus et que nos tristes pensées sur la mort et le néant ne sont qu’erreur, illusion, craintes chimériques.
Garde tes chers morts dans ton cœur, et il te garderont de la peur ; ils t’enseigneront la vie qui ne dépend pas d’une goutte de’ sang dans nos veines, d’un rayon de soleil dans nos yeux.
Mais après cela, ne dis pas : je ne veux pas être consolé.
Toute douleur n’est pas bonne. Il en est qui ont besoin d’être transformées. Elles sont des ennemies qu’il faut convertir en alliées. El les nous consument et nous rapprochent de la mort. Et c’est à cette transformation que s’emploient ceux qui te consolent. Ils ne veulent pas enlever ta peine ; le pourraient-ils ? Ils veulent l’éclairer, la transfigurer par l’amour.
Et l’amour, c’est déjà la Vie éternelle.
VENDREDI-SAINT (1891)
Le Vendredi-Saint est le jugement des hommes. Pâques est la réponse de Dieu.
Voici le jugement des hommes :
Toi, Jésus de Nazareth, qui es venu t’appelant le Fils de l’homme et le Fils de Dieu ; te proclament plus sage que Salomon et plus ancien qu’Abraham ; absolvant ceux que nous condamnons et condamnant ceux que nous proclamons justes ; préférant aux premiers des Juifs le dernier des Samaritains ; fléchissant le Sabbat auguste devant l’homme misérable ; appelant les pécheurs et les péagers tes frères, et les prêtres comme les pharisiens des hypocrites ; toi qui as égalé la montagne sacrilège de Garizim à Morijah, la montagne sainte ; toi qui as dit : « Démolissez-moi ce temple, et je le reconstruirai en trois jours » ; toi qui as dit des remparts de Sion : « Il n’en restera pas pierre sur pierre » et de ta doctrine : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas », nous te maudissons ! Nous te fermons la bouche, nous éteignons ton regard qui séduisait les foules, nous t’e clouons au bois infâme, et nous te couvrons, toi, tes paroles, ton œuvres, de la nuit du tombeau et d’un opprobre éternel. Il n’en sera plus question à jamais !
PAQUES (1891)
Et voici la réponse de Dieu : « Toi, Jésus de Nazareth, mon fils, qui as passé en aimant sur une terre de sang et de haine ; qui as dit au pécheur que je lui pardonne ; à l’orphelin, que je suis son père ; au pauvre, que je suis son protecteur ; à l’opprimé, que je suis son libérateur ; toi qui as essuyé les larmes de ceux qui sont meurtris ; montré le ciel aux yeux mourants ; toi qui as porté tous les fardeaux et saigné de toutes les blessures ; toi que nul n’a compris, pas même tes amis ; toi dont le cœur brisé a cessé de battre au milieu des huées et des injures de tes ennemis, ô victime innocente qui succombes en priant pour tes bourreaux : je te bénis et sur ton front, encore déchiré par une couronne d’épines, je pose la couronne de l’immortalité.
Cette œuvre que tu laisses faible, inachevée, j’en fais mon œuvre. La mort ne pourra rien, ni contre elle, ni contre toi. Tu ne seras plus l’homme matériel, attaché à un coin de la terre, l’homme qui n’a qu’une voix pour parler et un cœur pour aimer, qui, toujours et malgré tout, se débat dans les limites étroites des existences corporelles. Tu seras l’esprit qui souffle où ilk veut. Tu parleras toutes les langues, tu frapperas à toutes les portes, tu marcheras sur toutes les routes, invisible, insaisissable, si doux que les siècles des siècles s’attendriront à ta voix, si fort que les murs, les prisons, les supplices, les préjugés, les crimes, toutes les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre toi.
Crucifié d’un jour, sois le Christ éternel, le Prince de la vie.
L’AMOUR PLUS FORT QUE LA MORT (1899)
Je ne consentirai pas à ton néant. Ce serait consentir à ce que Dieu ne veut pas. Ce serait me faire le complice du mal qui t’a fait périr.
Tant que tu avais un souffle nous avons lutté. Maintenant, nous essayons de te reconquérir sur le fait accompli.
Non que nous soyons révoltés. En aucune façon. Mais il faut rester des hommes et ne jamais abdiquer. Il n’est pas permis d’accepter le néant quand on a reçu l’être. Cela ne s’appelle pas se cramponner à l’existence, mais affirmer son droit.
Et tout d’abord, nous honorerons tes pauvres restes, la lettre dont tu es l’esprit, le signe dont tu es le sens. Nous toucherons avec des mains pieuses à cette poussière qui garde ta trace et celle de tes souffrances.
Puis nous honorerons ta mémoire. Que ta chère figure émerge de l’ombre des derniers moments, se dégage des vapeurs de mort et des brumes de nos larmes et nous soit rendue pure, conforme à ce que tu étais. Ainsi nous te possèderont encore et la vérité deviendra sensible à nos cœurs qu'il ne suffit pas qu’un homme soit mort pour qu’il ne soit plus rien.
La piété du souvenir construira un pont à l’espérance et l’abîme sera franchi qui sépare le visible de l’invisible.
Nous te possèderons dans le monde de la foi, dans la lumière permanente.
LES MORTS AIMES SONT VIVANTS (1899)
Ceux qu’on aime sont toujours là. Notre cœur est près d’eux. Ils marchent près de nous. Ils nous écoutent et nous parlent.
L’absent qui a tort c’est celui qu’on n’aime pas ou qu’on n’aime plus. Les autres, plus ils sont loin, mieux on les aime. La distance leur met une auréole.
Donnons-leur une pensée, une prière, comme on donne à ceux qui sont présents une poignée de main ou un baiser.
Chers morts, absents pour toujours dans cette vie, vous êtes de tous ceux qui nous ont quittés le plus près de notre cœur. Par Dieu nous restons en contact.
Aimer Dieu c’est nous garder unis. Le servir dans ses enfants, surtout dans ceux qui souffrent, c’est augmenter nos liens.
Pour l’homme banal, perdu de vanités, de calculs, de vices, les morts sont deux fois morts. Il détruit de ses mains, à chaque heure, les chaines invisibles qui le joignent à la vie supérieure.
Les morts sont terribles à celui qui vit mal. Il ne saurait supporter leur souvenir.
Les morts sont bons à celui qui est un enfant de paix. ils l’aident à vivre et lui enlèvent la peur de mourir. Ils lui disent : ne crains rien, nous avons passé par là ; au bout du court passage qui t’effraye il y a de la lumière.
DANS TA MAIN (1913)
Morts ou vifs, pourvu que nous soyons dans ta main !
Si le passereau qui tombe est compté devant Toi, c’est qu’il a du prix à tes yeux et cela suffit. Car il tombe enclos dans ton amour et enveloppé de ta volonté. Il a sa part de toi. En toi et pour toi rien n’est perdu. Tout va son chemin sans le connaitre. Mais tu gouvernes la marche.
Feuille qui éclôt et feuille qui tombe, tout ce qui vient et tout ce qui fait ses adieux : ta clémente volonté garde l’entrée comme le départ.