Narbonne
DIMANCHE 27 mars 2011
JEAN 4, 5 – 30, 39 - 42
Avez-vous déjà été, un soir de printemps, vous rafraîchir au bord de la Cesse, cette petite rivière qui coule du côté de Sallèles d’Aude ? Vous vous posez tranquillement bien calé sur le bord, sous les arbres, et vous laissez aller vos pieds à la caresse de l’eau… peu importe si un brochet, ou une carpe réveille, dans une heure ou deux, le bout de votre canne à pêche de la torpeur tranquille qui l’avait saisie… les soucis qui vous prenaient la tête quelques heures auparavant, quand vous étiez chez vous, ont miraculeusement disparu. Là, en cet instant, dans le calme paisible de la petite rivière ombragée, vous lâchez prise. Un moment de paradis… tout ce qui est à vivre, tout ce qui est à faire, tout ce qui remplit votre vie au quotidien, la fait déborder, et vous rend parfois dingue, est en suspens, dans votre mémoire. Car au XXIème siècle, la vie est si pleine, va si vite, et des tous les sens que nous avons bien du mal à trouver le repos : celui du corps, celui de l’esprit, celui du cœur. Mais est-ce cela la vie ?
La samaritaine qui vient au puits est pleine de ses soucis : la préparation des repas, l’homme qui la tarabuste et qui n’est pas son mari, les gens du village qui la regardent de travers à cause de tous les hommes qui ont traversé sa vie, son cœur brûlant de tant de travail et de blessures, et ce chemin au soleil, en plein midi, qui n’en finit pas de lui brûler la peau ! Et pourtant, il faut bien qu’elle y vienne, au puits. Qui peut vivre sans eau ? Une sale vie, quoi. Tout est fournaise dans sa vie. Une fournaise, sans cesse alimentée par ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit. Que ce serait bon pour elle de faire une halte sur les bords de la Cesse !
Entrons un instant dans la vie de cette femme dont nous ne saurons pas le nom, les Ecritures sont muettes à ce sujet et faisons un bout de chemin avec elle. Car notre vie ressemble en bien des points à la sienne. Pour la connaitre, nous parlerons d’abord de la Samarie, des samaritains et de leur rapports avec les juifs. Puis nous entrerons dans la rencontre exposée dans notre lecture biblique. Une telle rencontre est-elle possible pour nous ? Ce sera le troisième point de cette méditation.
Tout d’abord, parlons de la Samarie. Une région au nord de Jérusalem, bien plus avenante que la Judée. L’eau y est rare en sources, mais abondante en pluies. Montagne et plaines s’entremêlent sans frontières infranchissables : les vallées s’ouvrent au monde extérieur, les récoltes sont exceptionnelles, c’est une région où l’on a envie de s’installer et personne ne s’en prive.
Son histoire est plus tourmentée que sa géographie. La Samarie attire les convoitises mais là, nous sommes à un carrefour où l’histoire, compte tenu des manuscrits existants divergents devient complexe.
Pour les Samaritains, ils sont le pur produit de la descendance de Phinéas, petit-fils d’Aaron et donc les seuls à pouvoir officier en tant que prêtres ; ils ont même rédigé, la liste des grands prêtres qui remonterait jusqu’au premier, Aaron, frère de Moïse… Ils suivent scrupuleusement les textes du Pentateuque et n’acceptent donc pour livre sacré que les 5 premiers livres du 1er Testament. Il n’empêche que, dans le talmud juif, rabbi Gamaliel affirme qu’ils sont plus scrupuleux que les juifs.
Pour les juifs, les Samaritains ne sont que des enfants de mariage mixte entre juifs et païens de la terre de Samarie pendant leur exil à Babylone. Ils sont restés sur place et sont donc impurs. Difficile d’imaginer les relations entre ces deux peuples, perturbées par leur histoire, le sentiment du pouvoir religieux mais aussi la vie économique et la possession de l’eau… un long parcours d’hostilités réciproques entre les deux peuples dont je viens de faire un très, très bref aperçu et auquel lequel Les Samaritains on rajouté une couche, si je puis m’exprimer ainsi, dans les années 6 à 8 de notre ère. Ils sont allés jeter des ossements dans le temple à Jérusalem pour le rendre impur… car pour eux, le seul lieu saint est sur le mont Garizim, seul lieu d’où l’on peut faire des sacrifices agréables à Dieu. Et la sauce a monté… un coup d’un côté, un coup de l’autre. De nos jours, environ 500 samaritains sont recensés dans le monde.
Une femme émerge dans cette histoire, une inconnue dont l’intimité nous est révélée en partie. Et on peut dire qu’elle avait bien besoin de trouver une oasis. Femme dans un monde où la femme est un objet culinaire et sexuel, femme qui a eu 5 maris ; comment les a-t-elle perdus ? Deuil ? Divorce ? je n’ose imaginer l’océan de désespoir chaque fois qu’elle se retrouve seule, un désespoir probablement semblable à celui de Naomie, la belle-mère de Ruth quand elle se trouva veuve. Mais la samaritaine, elle, a vécu le drame de la perte 5 fois ! Comment vais-je vivre, comment vais-je survivre, que puis-je faire pour m’en sortir ? Nous ne savons pas si elle a des enfants, seule richesse qu’une femme peut offrir à son monde où la descendance est essentielle, seule protection pour elle aussi. Tout est feu et brûlure dans sa vie, je devrais dire dans sa « non-vie », même quand elle doit aller au puits chercher de l’eau, puisqu’elle le fait en plein midi. Aujourd'hui encore, 2 villages au pied du mont Garizim, donnent une idée de son trajet et de ses conditions. Une femme qui, malgré tout, doit avoir de la ressource si l’on pense à tout ce à quoi elle a survécu.
Nous sommes à Sychar. Sychar : en hébreu, s’enivrer, enivrer, faire boire… est-ce un hasard ? près du puits de Jacob, un lieu particulier dans les Ecritures : « un lieu de rencontre; premiers liens vers les épousailles, pour Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel, Moïse et Cipora… Lieu de promesse, de relation et de fécondation.»
Un homme est assis sur la margelle du puits. Un juif à n’en pas douter. Vous avez vu un peu les franges de sa tunique. Allons bon ! un homme et un juif, un juif pieux qui plus est, en plein midi… les catastrophes s’enchainent… qu’est-ce qu’il fait donc là ? et un incapable et un inconscient qui plus est ! « Donne-moi à boire » dit-il. Il ne peut donc pas puiser lui[O1]-même ? Tu vas voir : « Comment toi, qui es Juif, me demandes-tu à boire, à moi qui suis une femme samaritaine ? » Bien envoyé, n’est-ce pas ? ils n’auraient jamais du se rencontrer, il aurait du la toiser du haut de son élection de fils d’Israël, elle n’aurait pas du lui répondre…
L’inattendu jaillit pourtant, aussi frais que l’eau du puits. Aussi profond aussi. (L’eau est quand même à 46 mètres). L’homme est un homme de Dieu et il la conduit, tranquillement, vers lui à travers ce qui est, à n’en pas douter, une espèce de quiproquo : il parle de la vie, celle qu’il donne et elle lui répond avec sa vie, la seule qu’elle connaisse : la sienne. Lui offre une eau qui apaise pour toujours la soif, et qui peut devenir source jaillissante en elle. Elle veut apaiser sa soif maintenant et qui peut attendre quoi que ce soit d’une femme ? Alors une source d’eau en elle… L’homme et la femme, le juif et la samaritaine : une rencontre improbable, des mots qui s’entrecroisent sans se rencontrer, un amour offert par celui qui est « eau vive », pour elle un amour inconnu, insoupçonné… puis enfin, la rencontre devient communion, les mots pénètrent la terre désertique, fissurée, asséchée du cœur de la femme, elle coule, s’enhardit, pénètre et remplit, apaise et devient source : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ; ne serait-ce point le Christ ? » témoigne la femme à ces concitoyens. Et malgré tous les tabous franchis : religieux, nationaux, humains, sociaux, psychologiques, l’eau vive qu’elle porte maintenant en elle débordera en d’autres rencontres : «Ils sortirent de la ville et vinrent vers lui ».
Je l’ai dit, l’histoire de cette femme ressemble à la nôtre. Dans cette rencontre, des barrières tombent pour découvrir en chacun une même humanité : des questions que nous portons aussi en nous fusent au-delà de toute convention sociale d’un cœur qui accepte de s’ouvrir, de faire confiance, de se désarmer pour interroger : « d’où la tient tu donc cette eau vive » ; sa vie se déroule dans ses complications et ses obscurités dans le regard qui sait et qui dit : « tu as eu 5 maris »… La femme, peu à peu, lâche prise dans le déplacement que lui fais vivre son interlocuteur. Le soleil, le puits, la source… le poids de sa vie insupportable … puis l’eau vive, le Christ, le Messie… « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ; ne serait-ce point le Christ ? » Elle vit, elle pense, elle parle comme j’aurai pu le faire, comme chacune de nous aurait pu le faire dans ces circonstances. Elle rencontre celui qui vient aussi sur les margelles de nos puits nous demander un peu d’eau ; elle reçoit de lui une autre eau, que nous pouvons aussi recevoir et qui rafraîchira toutes nos brûlures, tous les feux de notre vie.
Daniel Marguerat, dans un rare, très rare livre de méditations, offre ce commentaire : « L’histoire, mon histoire, devient le lieu d’une rencontre à ne pas manquer, un chemin à parcourir dans le compagnonnage de ce Dieu connu et inconnu. » La samaritaine n’est pas nommée. Peut-être, mon frère, ma sœur, est-ce pour lui donner ton nom ? Amen.